Dix nouvelles existentielles illustrées par l'auteur
Et tout cela se passe sur la même planète, avec pour point commun des vies qui se dissolvent dans la douleur ou dans la joie… en des temps divers… à des époques banales ou épiques.
Dans l’atmosphère mélancolique de décors changeants, j’ai rencontré plus de vies brisées que de grandes réussites humaines… à qui la faute ? Vraisemblablement à ce petit grain dit d’intelligence qui, se hasardant dans les régions les plus obscures de notre cerveau, y provoque de fugitives étincelles, avouables ou non. Ou, ne serait-ce pas plutôt parce que nous négligeons l’influence exercée par ce centurion nommé destin, ce maître de l’univers qui organise nos existences, enlaçant sur le gigantesque métier à tisser de la Providence des fils déchaînant de singulières énergies ?
J’ai croisé – ou subi – certains acteurs de ces récits et j’ai parfois partagé leur itinéraire, mais j’en ai réinventé les oripeaux pour préserver d’aussi précieuses intimités. Qui consentirait à se sacrifier sur l’autel de l’écriture ? Et d’ailleurs, le plus intéressant n’est pas le costume, mais bien ce qui le met en mouvement.
Quand je considère notre monde, je n’y vois guère ce que j’aimerais y voir… à l’exception du chant des oiseaux et de la palette colorée des saisons qui défilent. La vie peut être l’enfer de Dante ou une messe de Gabrieli. Jamais de demi-mesure ! Et il n’y a là rien de triste, rien de gai non plus… À chacun ses éclats de vie !





AMOUR ET MORT
 
Dans son grenier, Luka noircissait d’une plume sombre et automatique des pages et des pages, pour ne pas se consumer, ne pas se dissoudre dans des ténèbres qui affolaient les dieux, en essayant d’oublier Diane partie se plonger, incandescente, dans sa propre nuit, dans son enfer ; pour éviter que le beau se mélange au pire. Dans une sorte de transe, de tremblement ininterrompu, de danse de l’écriture, les feuilles se succédaient, s’entassaient pendant qu’une fièvre anormale le parcourait. Comme un alchimiste gauche, il cherchait à canaliser une volonté farouche, à faire passer d’une cornue à l’autre un liquide incolore, inodore, espérant en obtenir un sang même imparfait, mais le ciel ne s’ouvrait pas. Il attendait en vain une aide divine, un conseil, ou même un simple réconfort : « Ce n’est pas grave, tu feras du sang, du vrai, un jour, petit homme, lorsque tu seras calmé, consolé, lorsque ton cœur s’apaisera, et que tu pourras enfin, en toute lucidité, travailler à ton œuvre, à ta grande réalisation qui viendra obscurcir la réflexion de curieux étudiants qui ne comprendront jamais le tiers de ce que tu as voulu dire. » Éreinté, toujours prisonnier d’un amour qu’il n’avait su retenir, il crut discerner le vrombissement de la Harley-Davidson de Diane. Cela ne pouvait être que le vent, la tempête qui lui martelait les tempes ; qui l’empêchait de réfléchir, d’ôter de ses sens ce frôlement de lèvres qui s’étaient posées un jour sur son front, y provoquant une brûlure.
Le ronronnement s’estompa, il perçut un déclic qu’il reconnut, Diane inclinait le superbe engin sur sa béquille, il la sentait retirer son casque de cuir exhumé du passé.
Il comprenait que, ne serait-ce que quelques heures, leur relation intime irait jusqu’à exploser, causant le malaise si redouté, si intense, que certains nomment « passion destructrice », faite d’atomes qui se libèrent, fusionnent, éclatent, se liquéfient, ne laissant même pas aux anges le temps de prononcer quelques phrases sibyllines.
 
LE BISTROT À MARCEL
 
Bien installé derrière son zinc, Marcel, un ancien de 39, comme disaient ses potes, un concentré à lui tout seul, carburait à la nostalgie. Son bistrot, la Bonne Étoile, se situait à l’intersection de deux départementales qui se perdaient quelques kilomètres plus loin dans la glaise, à la lisière du champ du père la Brème, un sobriquet que l’arrogance des brochets qui s’obstinaient à ignorer ses lignes justifiait.
Pour s’y arrêter, il fallait connaître. Et pourtant, qu’ils viennent du Pas-de-Calais ou d’Alsace, tous les routiers faisaient le détour pour déguster ses tripes au cognac ou ses rognons au madère. Tout au long du service, on l’entendait brailler de la cuisine : « Faut arroser… sinon, c’est criminel ! » et pour les amateurs, les intimes du gosier toujours sec, il sortait ses meilleures cuvées. D'un revers de torchon, il écartait les dilettantes, un geste de dédain souvent mal interprété, quant aux gandins en complet rayé qui poussaient l’audace à s'attabler chez lui, ils étaient exclus du cadastre. Il observait depuis son plus jeune âge un précepte fondamental acquis des anciens : combattre la maladie au Picon-bière, au Byrrh, et à la Suze-cassis ; le Ricard restait, évidemment, l’antigrippe idéal. Si les foies cultivaient l’hypertrophie, les microbes, eux, n’en menaient pas large.
Devant le comptoir, tout près du tiroir-caisse, un tabouret capitonné semblait rivé au sol. C’était celui du Britiche, un de 14 bien entendu, qui s’était tué en tombant d’un pommier à cidre – vraisemblablement pour éviter les tranchées. Bien longtemps après cette excentricité, le siège était définitivement revenu à Edmond, un résistant, lui, de la première heure qui n’avait pas réussi à se faire plomber sur le front des Ardennes et qui en prit grand soin jusqu’à son dernier jour. Marcel s’amusait à l’entendre râler : « Pas de faux col, hein ! tu sais que ça me fout en rogne ! » quand il lui servait son Calva.
 
ROXANNE DU PONT-NEUF
 
Nuit de l’opacité, nuit de l’impossible !
Nuit du serpent désannelé longeant la Seine…
Nuit du bitume arpenté sans relâche !
Présences se jouant du soir, accouchant de l’obscurité…


Affligé de n’être pas l’unique maître du boulevard, le Châtelet considérait sa pâle réplique sur le trottoir d’en face tandis que spectateurs et comédiens se mêlaient, toupies perpétuelles dans le clair-obscur des réverbères. Tableau enchanteur, représentation offerte… Dans une animalerie du quai de la Mégisserie, un cacatoès s’agitait sur son perchoir, un poisson des mers chaudes s’ennuyait…

Au théâtre des ombres chinoises, le chevalier titube, le cœur transpercé par sa belle.

Grégoire devait retrouver Roxane au drugstore de Saint-Germain-des-Prés, mais l’un des deux s’était trompé de ligne, de direction, de station… et dans le flot aveuglant des embouteillages, ils s’étaient croisés, ils s’étaient manqués au milieu d’une foule indifférente à la vie, au chagrin.

Le bus ne s’arrêtera plus, il possède une pile inusable, atomique… elle lui permet d’explorer des continents entiers. Il ne la reverra jamais, il imagine le pire : il parcourt son acte de décès, seul sur une île.

Il téléphone à une voisine. Non, elle n’a pas de nouvelles. Comme si le monde devait à cet instant se mobiliser pour quelques larmes d’amour, pour quelques grammes d’inexactitude dans la balance osirienne du cœur, entre un chien accablant et un chat tutélaire ! Alors, les pas dans ses propres pas, il rejoue sa journée, essayant de comprendre d’où lui vient cet affolement. À l’horizon, la lune se lève, le sourire voilé par le gris déchiqueté d’un nuage lui intimant de se taire… et la mort, en concurrente de poids, accouchée de sa léthargie, baisse le rideau sur ses paupières, sans crier gare, sans avoir frappé les trois coups.
 
LES YEUX DU BROUILLARD
 
Il fait froid, mais pas trop ; une brume épaisse s’attarde entre ciel et terre sur la route de montagne. D’étranges formes blanches, squelettes d’arbres dépouillés, ploient sous un vent léger qui décore l’asphalte de paquets de flocons. Dans la voiture qui arrive de Milan, on chante des chansons d’Aznavour, on se raconte les méchancetés lues dans le quotidien régional et l'on rit. Les vacances chez la Nonna Rosa se terminent dans la joie.

Gregorio apprécie par-dessus tout ces moments d’intimité avec sa femme Aude et ses jumelles Amandine et Armelle qu’il surnomme ses AAA, ses trois petites andouillettes ; une formule qui plaît aux enfants, tout est prétexte à s'amuser à cet âge.
Son travail au CNRS l’éloigne trop souvent d’elles, alors, dans cet environnement privilégié, il puise dans son imagination des récits fantastiques et ce jour-là, il leur explique comment il a lutté contre les barbares avec une simple dague, pour défendre Aude, dans une vie antérieure : l’escarmouche avait duré toute la nuit, au matin il avait perdu son bouclier, il était épuisé ! C’était probablement à Poitiers, mais : « je ne me rappelle plus, c’est si vieux tout ça ! » Tout le monde s’esclaffe et Aude qui aimerait presque plus son chevalier sans armure que ses filles se sent un peu honteuse. Mais il faut revoir les priorités, on s’est levé tôt et les petites ont faim, on s’arrêtera après la frontière… L’ambiance est parfaite.
 
DOSSIER AO... À OUBLIER
 
Constantin travaillait dans la société comme archiviste depuis une bonne cinquantaine d’années et bien souvent, il s’occupait de la maintenance. On l’avait gardé à cause de l’accident, surtout parce qu’il faisait partie de ceux qui savent se taire, et pour cause ! en fermant une enveloppe, il s’était sectionné la langue sur une lame de rasoir dissimulée par un joyeux drille. Et sa mutuelle ne couvrait pas les greffes…
Ce jour-là, il prit l’ascenseur pour descendre aux archives, au cent quarantième étage sous terre ; il préférait dire « étage » plutôt que « sous-sol », c’était plus rassurant. En arrivant au moins cent, il fallait allumer des bougies ! Il n’y croisait jamais personne, il ignorait qui d’autre était autorisé à s’y rendre. Cet endroit sombre et humide évoquait pour lui une salle d’embaumement ; sa vie ressemblait un peu à celle des officiants égyptiens, il éviscérait des momies de papier, d’énormes boîtes dont il extrayait des documents qu’il transmettait sans comprendre l'utilité de ces transbordements puisque tout avait été informatisé depuis bien longtemps. Cette fonction de gratte-papier... – qui tombe en poussière –, une véritable désolation ! À l’époque de Courteline, on les appelait ronds de cuir ; aujourd’hui, il se sentait fossoyeur d’une bureaucratie affectée d’une maladie rare, une forme mutante de crétinisme que la pharmacopée de pointe n’avait pas réussi à juguler.
Dehors, il faisait beau, chaud même, depuis que l’activité des soleils artificiels en orbite autour de la Terre commençait à produire des résultats. La végétation synthétique installée des années auparavant était arrachée pour céder la place à d’authentiques arbres, plantés pour pouvoir goûter un jour le plaisir de les voir mourir. Des globes de verre protégeaient certaines essences, car des météorologues avisés prétendaient l’atmosphère trop chargée, mais on ne savait plus de quoi ; ce point précis lui permettait d'évaluer ce qui avait radicalement changé depuis sa jeunesse.
Souvent, une odeur de méthane se répandait dans la ville et Constantin s’étonnait que personne ne s’en plaigne, bien qu’à y réfléchir, il devait se rendre à l’évidence, il s’était façonné une image édulcorée de la réalité, car on rencontrait couramment des adeptes de l’oxygène traînant derrière eux leur bouteille, comme dans les feuilletons d’autrefois. Une multitude de gens avaient recours à des nez factices en raison de la corrosion ambiante et si la majorité se contentait de prothèses en cuir assez mal taillé, les plus fortunés s’offraient des implants de couleur chair ; la belle industrie de la chaussure ayant périclité depuis fort longtemps, certains fabricants s’y étaient reconvertis.

 
LE RIRE DU FOU
 
Un rire long, envoûtant, comme une plainte douloureuse et lancinante…
Des rayons de lune à perte de vue qui s’étalent sur du sable…
Un décor démesuré qui fascine…
Une histoire qui me fut contée un soir par un être pressé de s’effacer, comme un rêve.


Parce qu'un jour Stan avait embarqué sur un cargo pour d’autres rivages, certains prétendaient qu’il était devenu fou ; mais s’il était devenu fou, cela supposait qu’il ne l’avait pas toujours été. Voilà longtemps que des petites voix murmuraient dans sa nuit, lui apportant des sensations, des perceptions ; maintenant, elles chuchotaient qu’il avait connu la célébrité dans son pays… Depuis quand était-il là ? Il l’ignorait. Plusieurs mois, sans doute, pendant lesquels il avait survécu plutôt que vécu, jusqu’au jour où le Prince, ce Berbère, chef amazigh, lui avait proposé un marché, sa protection en échange d’un travail : mettre son art à son service, terminer des fresques inachevées. Car s’il tenait l’avantage grâce à l’appui de tribus qui pratiquaient une guérilla héritée de leurs ancêtres, l’uranium – richesse du sous-sol aussi providentielle que funeste – prenait l’aspect d’une mort naissante. Il se devait de pérenniser la mémoire de son peuple qui disparaissait lentement.
Ici, on ne parquait pas les fous. Au milieu de gens qui s’exprimaient dans différentes langues, Stan en était arrivé à la conclusion que cet état était perçu différemment selon les latitudes.
Cependant, son statut lui semblait particulier. Chaque jour, une femme lui apportait ses repas dans la grande bâtisse de pierres et de terre rouge à sa disposition ; elle sentait bon, ses voiles exhalaient un mélange d’odeurs de fleurs séchées et d’épices, elle était belle. Elle disait que le Prince surveillait ce qu’elle préparait pour lui.
 
LE VENDEUR D'ÉTOILES
 
Bien installés à Châteauroux, les Américains ne voulaient plus quitter la ville et sans « le Général », comme disait mon grand-père, ils ne seraient jamais partis. J’avais quatorze ans, la France se reconstruisait, nos parents oubliaient les restrictions, et c’est dans ce climat qu’après m’avoir abreuvé de maints récits de sa Grande Guerre, il me raconta un jour une curieuse histoire. On plongeait dans une autre époque, celle de l’après drôle de guerre et ses quatre ans d’occupation.

La France de 1947 se parfumait à la liberté. On retrouvait le goût du pain, du bon pain croustillant, et dans les armoires, les foulards aux couleurs de la bannière étoilée côtoyaient les mouchoirs de coton, car des libérateurs, on avait tout conservé, des premiers étuis de chewing-gums aux emballages des tablettes de chocolat, et aussi des paquets vides de cigarettes.
Samuel, lui, tenait boutique à Paris, rue d’Amsterdam. Il disait que son échoppe n’avait pas changé depuis deux siècles, que l’ancien propriétaire prétendait même que Baudelaire s’y attardait avant de rentrer à l’hôtel de Dieppe, non loin de là. Vêtu de son antique blouse élimée gris anthracite, il ressemblait à un vieil écolier de la République, fidèle à la communale. Il ne lui manquait que l’encrier de faïence blanche.
Au dire de Grand-père, sa fonction se décomposait ainsi : un tiers droguiste, un tiers herboriste, un tiers botaniste et, pour le dernier tiers, collectionneur et brocanteur. À mes yeux, avec ses quatre tiers, Samuel rejoignait sans le savoir l’univers de Pagnol.

Dans son antre, chacun pouvait trouver son bonheur. Derrière le comptoir, un vaisselier en acajou rehaussé de poignées en cuivre jaune – astiquées chaque jour – accueillait bon nombre de pots en grès et en céramique. De la camomille romaine au millepertuis, du tilleul au bouillon blanc, toutes les familles de plantes étaient représentées – bien que parfois rendues à l’état de poussière –, mais il aimait à préciser qu’il ne vendait pas d’absinthe. Relégués sur le dessus, des berlingots, arcs-en-ciel sucrés, et des éclats de bonbons au coquelicot ou à la violette subsistaient au fond de bocaux en verre.
Plus loin, sur les rayonnages d’une bibliothèque cerclée d'aluminium s’alignaient toutes sortes de boîtes en fer-blanc sur lesquelles on devinait encore des inscriptions lithographiées : biscuits au pavot, palets au sésame, madeleines au citron… le soleil en avait fané les couleurs ; Samuel ne voulait pas de stores, que de la lumière  ! il en avait si longtemps manqué dans l’obscurité de ces camps dont il refusait de parler. Deux ans après leur libération, la peur le hantait toujours.
 
ODEUR DE SOUFRE ET D'ENCENS
 
Virgile souffrait de migraines, toujours du côté droit, une chaleur irradiante qui lui donnait la nausée ; probablement une tumeur au cerveau… une consternante éventualité qui l’obsédait.
La nuit tombait, il pleuvait fort, les gargouilles de la cathédrale vomissaient des tresses d’eau grisâtre, leurs yeux creux, menaçants, dénonçaient un horrible passé, une impression accentuée par les statues décapitées lors des guerres de religion. Triangle étincelant de l’insolite, un rai jaune de Naples s’affalait du lourd portail qui s’ouvrit en grinçant, comme une brèche sur l’inconnu. « Décalage post mortem… », pensa-t-il en entrant.

La nef et le chœur étaient déserts. Il frissonna. Dans un rayonnement diffus de lune, il distingua une enveloppe maculée de poussière, abandonnée sur l’autel d’une absidiole. Intrigué, il la ramassa et la décacheta ; une écriture malhabile révélait un rendez-vous improbable : « Réunion demain à 23 heures dans la crypte. La lumière vous guidera. » À qui pouvait s’adresser cette invitation ? Sûrement pas à lui ! Il s'entendit dire : « Du calme, rationalisons ! » tout en passant devant l’imposante statue du saint patron, puis il arpenta rapidement le déambulatoire, jeta un coup d’œil furtif au vitrail du transept, tripota distraitement des documentations posées sur un présentoir, et sortit. Dans une obscurité maintenant totale, il rentra chez lui un peu déphasé et se coucha sans dîner.
Soif de savoir ou envie d’en finir avec ce délire, le soir suivant, Virgile se glissa dans la cathédrale sans vraiment percer l’intention qui le motivait ; et le scénario se répéta lorsqu’il arriva devant la chapelle : anecdotique billet, rendez-vous péremptoire. Une odeur forte d’encens, entêtante, imprégnait ses narines, les notes d'une déroutante mélodie venant de la crypte s'égrenaient, envoûtantes.

 
L'ÉCORCHÉ DU QUAI DE LA TOURNELLE
 
Vêtu de son sempiternel ciré kaki, Augustin longeait le Pont au Change en direction de Saint-Michel. Il traversa l’île de la Cité, un soleil rose, hivernal, pointait derrière les tours de Notre-Dame, la Seine coulait paresseusement comme pour retenir le temps ou le fractionner de façon différente, Paris s’éveillait…
Quai de la Tournelle, il s’attarda devant une librairie ancienne ; sa belle façade en bois patiné, sa vitrine aux petits carreaux terminés en arceau et sa lourde porte avec son hublot lui rappelaient celles de son enfance ; elle devait dater du début du siècle, du XXe bien sûr.

Après avoir hésité un moment, il se décida à entrer. La boutique paraissait vide, le comptoir était désert, il se réjouit de n’être point agressé dès le seuil comme dans certaines grandes surfaces à vocation culturelle.
Un homme en blouse sortit de la réserve et le salua d’un signe de la tête : « Votre livre est toujours à sa place ». Pas d’amabilité, pas d’hostilité non plus, juste un échange furtif entre deux êtres qui ne se connaissent pas. Il leva le bras, attrapa un volume couvert d’une fine poussière et le tendit au visiteur étonné qui le saisit avec précaution, se sentant à la fois comblé et coupable de profanation, car visiblement, il n’avait pas été ouvert depuis fort longtemps.

Pourquoi donc avait-il dit : votre livre ? Il devait confondre avec un autre client.
     
LETTRE DE SABLE
 
La plage de sable fin frissonnait sous les assauts des vagues, des coups de boutoir projetant une barbe d’écume écœurante. Un temps que l’on n’aurait pas pu qualifier d’ordinaire… et pourtant, ce spectacle grandiose laissait Lazlo indifférent. Il était amoureux.

Au risque de s'égarer dans de sombres hallucinations, il écrivait des billets enflammés à la jeune femme en robe éméraldine qui habitait l’opulente résidence de style renaissance d’un médecin réputé, notable de la ville. Il ignorait tout des liens qui l’unissaient à cet homme, son aîné d’une trentaine d’années, cependant il continuait à déposer ses missives dans sa boîte aux lettres, au crépuscule, par peur du ridicule… Rien n’aurait pu entamer sa détermination.
Invariablement, elle décachetait l’enveloppe avant de rentrer et parcourait la fine calligraphie ; parfois, son visage s’empourprait, il pensait alors avoir été indécent, sans le vouloir. Puis, dans un rituel magique, elle prenait la lampe à pétrole, gravissait les marches, et sa silhouette de princesse médiévale semblait s’intégrer au merveilleux vitrail gothique qui décorait la montée d'escalier. Selon Lao Tseu, le cerisier en fleurs appartient à celui qui le regarde ; elle, elle luisait comme une luciole, elle adoucissait son désespoir.
Ensuite, il pénétrait dans le bois pour rejoindre ses amis, les petits nocturnes, et se dissoudre dans le bruissement de leurs ailes odorantes ; pour supporter la charge émotionnelle, il l'imaginait s’allongeant pour relire sa dernière lettre et pendant qu’un crépuscule opaque recouvrait ses rêves d’un incongru papier d’Arménie, il apprivoisait les gestes de la nuit et s’endormait, accordant ainsi une digression à son incontournable farce de vie.
Ce livre est édité par - Alain Daumont
90 pages couleurs —
Format : 21 x 29,7 cm
En vente sur Internet - Paiement sécurisé
Édition papier reliée : 39 €
ISBN 978-2-9171-0559-7
+ frais de port



00036131
Optimisé en 1024 x 768
Site réalisé par Dominique - Tous droits reservés pour tous les pays.