Dix contes illustrés par l'auteur

Mon enfance passa en contemplation. Vergers et potagers, bigarreaux obèses, fraises gorgées de rouge, pêches de vigne à la peau satinée aux multiples nuances de garance et de vert bronze, une palette déjà riche en couleurs… Mon enfance passa auprès d’une grand-mère accaparée par les tâches ménagères, écossant des haricots ou plumant un poulet, bien calée sur son tabouret de chêne. Mon enfance passa à inventer des histoires qu’elle écoutait d’une oreille attentive, surprise qu’autant de fantaisie puisse germer dans un si petit bout d’homme. Mon enfance passa après guerre, à sa grande satisfaction, elle qui en avait subi deux. Quand arrivait l’heure de l’école, nous prenions le chemin vert, main dans la main, puis nous musardions par les rues. Elle ne connaissait pas la ligne droite. Je la soupçonne d’avoir voulu profiter au maximum de ma présence, occasionnant retards et punitions en conséquence qui ne l’affligeaient guère et sans doute l’amusaient ! Je n’ai pris conscience de l’immense place qu’elle avait occupée dans ma vie qu’après avoir dépassé le demi-siècle… Maintenant, je sais qu’au bout de chacun des rayons de soleil qui m’éclaboussent l’été, entre les feuilles de vigne ou les fleurs de tilleul, elle est là. Je poursuis mon voyage entre mer et ciel, entre étoiles et lune, avec pour bagage ce que je peux offrir, un regard clair et toujours étonné. Avec ce livre se ferme le quatrième côté du carré des contes. Y en aura-t-il d’autres ? Seuls les dieux ont la réponse…

 
DEMI-FACE PIED D’ARGILE
 
C'est dans un village de la région boisée des Black Hills que vivait Demi-Face pied d’argile, près du mont Rushmore et de ces quatre énormes têtes sculptées dans la roche qui l’impressionnaient fortement. Son grand-père, témoin dans sa vie de bien des mensonges, les appelait la malédiction des Lakotas, car elles se trouvaient sur un territoire sacré de leur nation, une trahison qui lui laissait en bouche un goût terriblement amer puisque, depuis 1868, le traité de Fort Laramie leur en garantissait la propriété. Les premiers contacts avec les pionniers semblaient pourtant harmonieux ; si harmonieux, même, que les colons du Mayflower avaient convié les Algonquins qui les avaient secourus à leur arrivée à fêter leur première récolte, à l’automne 1621, inaugurant ensemble le premier Thanksgiving aux Amériques… Ensuite, dès le XVIIIe siècle, les marchands français avaient exercé leur négoce avec les Indiens, échangeant stocks de peaux contre objets utilitaires, et ils s’entendaient si bien que certains d’entre eux s’unirent à des Indiennes ; d’ailleurs, que Demi-Face pied d’argile réponde à ce nom n’était pas le fruit du hasard, on disait qu’un soldat de l’équipe de Lewis et Clark avait épousé l’ancêtre de sa mère et que dans ses veines coulaient leurs sangs mêlés. En tout cas, Sam patte cassée – que ceux de la tribu appelaient ainsi à cause d’une grave blessure à Little Big Horn – en était convaincu.
L’enfant l’amusait beaucoup, il le sentait influencé par les sculptures du mémorial, et souvent il se plaisait à penser que, sur les terres des chasses éternelles, les chefs des guerres indiennes souriaient quand il prétendait qu’un jour il deviendrait président des États-Unis. Le soir, le vieil homme lui racontait comment il avait rencontré sa grand-mère au retour d’une promenade au mont Turtle, et pris sa main sans jamais plus la lâcher jusqu’au jour de leur mariage.
 
DU RUBIS NAÎT LE DRAGON
 
« En ce temps-là, dans la région la plus volcanique de la planète, les tremblements de terre étaient si violents que périodiquement, sous la poussée du magma, la montagne crachait d’énormes pierres précieuses. Au milieu d’émeraudes, d’améthystes ou de saphirs, on entrevoyait parfois palpiter une lumière à l’intérieur d’un rubis, c’était le cœur d’un petit dragon. Son embryon s’était développé dans l’ébullition des entrailles du monde, comme dans un œuf, et le volcan l’avait "pondu" ; une sélection naturelle que personne n’explique, car tous les rubis n’en accueillaient pas un, seul le plus gros engendrait une naissance ; et, une chose est certaine, on n’en comptait qu’une par éruption. Les anciens décrivaient ces animaux fabuleux avec des ailes, griffus, et crachant du feu, mais ils ne les avaient jamais vus car, à cette époque, ne cohabitaient que deux hordes sur la planète : les cavaliers du soleil et les cavaliers de la pluie. La fumée des cratères qui s’échappait des montagnes rocailleuses recouvertes de lave incandescente rendait l’air irrespirable, et la chaleur accablante que les cavaliers du soleil répandaient sur la terre n’améliorait pas la situation. Pour éclater et libérer le nouveau-né, la pierre avait besoin de plus d’eau que celle de la rosée du matin ; alors, les cavaliers de la pluie apportaient fraîcheur et harmonie avec des averses bienfaisantes, et cela durait depuis des millénaires, mais l’arrogance belliqueuse affichée par leurs rivaux annonçait des temps amers, car ils détruisaient tout de leur souffle brûlant. Comme un mauvais présage, les cavaliers de la pluie, vulnérables devant ce feu infranchissable, battirent en retraite, cherchant refuge vers les points d’eau ; mais, les fleuves s’étaient taris et le limon devenu aride les absorba jusqu’au dernier comme des sables mouvants...
 
UNE CHOUETTE SUR LE TOIT DU MONDE
 
Au Tibet, les moines pratiquent l’Âyurveda , une médecine différente de celle connue en Europe, et bien qu’ils se heurtent à l’incompréhension de leurs détracteurs, ils guérissent. Leur sagesse et leur manière d’agir participent sans doute à leur réussite… Sophie, elle, vivait en France. Elle avait élu domicile depuis bien longtemps dans un vieux chêne abandonné, et maintenant, plus personne ne se souvenait précisément de son arrivée. Avec sa tête ronde, ses beaux yeux expressifs et son joli plumage tacheté, on pouvait dire que c’était une chouette chouette hulotte… si l’on faisait abstraction de cette maladie qui la terrassait tous les après-midi et que l’on prétendait incurable. Ces moments de déprime provoquaient chez elle de redoutables écarts de langage qui réussissaient à saper les meilleures volontés et avaient éloigné certains de ses proches, mais heureusement, Philippe, un petit troglodyte mignon avec lequel elle passait de nombreuses soirées à la lumière des lucioles, lui pardonnait ses incartades. Un véritable ami ! Ce soir-là, la conversation dériva, et elle lui avoua qu’elle aimerait disparaître sous terre tant sa souffrance lui pesait. Philippe émit une suggestion qui lui trottait dans la tête depuis plusieurs jours : pourquoi n’irait-elle pas au Tibet pour résoudre ce problème qui lui pourrissait l’existence ? Quand le facteur avait déposé en fin de semaine L’écorce de bouleau, le journal local, il avait lu un reportage très intéressant expliquant que, sur le toit du monde, une plante magique soignait tous les maux. Ses vertus remontaient, paraît-il, à la nuit des temps et voici comment l’article relatait la légende...
 
MASQUE BLANC
 
Le soir tombait sur la lagune. À travers l’imposant vitrail de sa chambre composé d’une multitude de losanges multicolores, Porfiro rêvait, les yeux fixés sur les vagues. Il soupira. Pourquoi la vie des autres adolescents lui paraissait-elle si simple, comparée à la sienne ? Pourquoi sa mère accordait-elle tant d’importance à l’opinion d’autrui ? Il avait compris depuis bien longtemps que son existence retenait moins son attention que le splendide blond vénitien de sa chevelure. Ce matin encore, elle avait ignoré ses questions, trop pressée de se rendre à la régate des femmes… Porfiro était venu au monde dans l’univers feutré d’un palais de cette fabuleuse Venise du XVIIIe siècle, la Sérénissime. Ce jour-là, le médecin avait déclaré qu’il le trouvait trop grand et trop maigre, et son crâne trop petit ; et quelques mois plus tard, les plus critiques péroraient sur le manque de finesse de ses traits. Dès lors, le mage attitré de la famille s’était imposé pour mission de changer le cours de son destin, une bien curieuse initiative assortie de pratiques peu orthodoxes. En plus des mystérieuses incantations qu’il psalmodiait chaque nuit, il appliquait quotidiennement sur son visage onguents et autres mixtures censés l’embellir et le lisser et, comble de l’absurde, il conseilla de le tenir à l’écart pour le soustraire aux regards malveillants.
Confiné dans sa prison dorée, Porfiro réinventait le monde, un univers seulement pour lui puisque sa liberté était contrôlée, et il apprit à s’accommoder de toutes les situations, même des plus détestables. Dans le clair-obscur d’une atmosphère asphyxiante, à la lumière des chandelles ou sous des féeries lunaires, son imagination débordante le transformait en artisan de l’ombre ; la véritable magie de sa vie prit forme grâce à son talent. Il débordait de créativité...
 
SOURICETTE DE LA NUIT
 
La nuit du 21 juin 1791 fut très agitée. L’horloger de Versailles, que l’on nommait également Louis le seizième, fuyait vers Varennes. La famille royale déguisée en domestiques d’une obscure baronne avait abandonné les Tuileries, à minuit, pour une place forte de l’est de la France, et rien ne se déroulait comme prévu ; certains n’avaient pas respecté les directives, d’autres avaient fait trop de zèle, tant et si bien que la berline avait pris du retard. Tout avait pourtant été calculé pour un voyage sans encombre… Mais pendant que le convoi avançait dans l’obscurité, que se passait-il dans le petit monde d’en bas, celui que l’on écrase du pied faute de le voir ? Pour Souricette, brodeuse de son métier, une longue journée s’achevait et la nuit s’annonçait courte. À une heure du matin, elle quittait seulement l’atelier ; la commande pour tout un mariage n’était pas terminée et elle rapportait de l’ouvrage. Du temps béni des anciens, on pouvait se faire accompagner par des porteurs de chandelle, des gros rats, anciens forts des Halles, qui n’hésitaient pas à faire le coup de poing, mais maintenant ils préféraient œuvrer dans les quartiers chics, et elle devait affronter seule les horribles des ténèbres, la bande à Jambonneau, des demi-sels comme le répétait si souvent M. Mulot, son père. C’est la raison pour laquelle elle revêtait un costume d’homme quand elle rentrait à une heure aussi tardive. Un subterfuge pas toujours efficace…
 
BUCK ET LES HOMMES DE COULEUR
 
Dernier descendant d’une longue lignée de despotes, Buck avait choisi son aigle impérial pour ministre pour la durée de son règne. Tant de haine coulait dans ses veines que beaucoup n’hésitaient pas à le comparer à Néron ! Un de ses lointains ancêtres avait traversé l’océan au milieu du XVIIe siècle, accompagné de fermiers fuyant la famine, d’aventuriers et d’orphelines, et d’autant de condamnés et de prostituées, car la vieille Europe, en ces temps reculés, envoyait aussi par delà les mers ceux qu’elle considérait comme la lie de l’humanité. Ils avaient quitté La Rochelle pour aller peupler des territoires indûment octroyés et, après plusieurs semaines de traversée, ils avaient découvert, bien loin des mondes connus, une terre fertile habitée par des êtres à la peau vert bronze décorée de tatouages rouge et noir.
Avec l’exécrable perfidie de ceux qui utilisent les autres pour faire les sales besognes, ce leader autoproclamé avait planifié une véritable hécatombe pour éradiquer cette ethnie qui ne relevait pas de ses propres critères. Ainsi, après avoir prêché la bonne parole, des prédicateurs distribuèrent aux enfants des bonbons empoisonnés, et d’autres transmirent des maladies n’affectant pas les Européens, mais qui provoquaient, chez les autochtones, des épidémies fatales ; puis, dans un élan de générosité, les plus méprisables inventèrent un concept : la guerre biologique… en leur offrant des étoffes contaminées.
 
LE CHAPERON DE DÉCEMBRE
 
Dans la soirée du 24, les clochettes d’un attelage tintèrent au loin. Dans ce pays où les plans d’eau se succèdent en formant une mosaïque qui s’imprègne de la couleur du ciel, les bruits parcourent de longues distances, et le chaperon de décembre ne s’y trompait jamais, ce qui faisait dire aux villageois qu’un jour il avait dû travailler pour le bonhomme à la hotte. Vêtu de son unique vareuse, avec son capuchon sur les yeux, il sortit de sa cachette et courut à toutes jambes au-devant d’eux. Au moment où les rennes abordaient le lac gelé, une corneille un peu éméchée poussa un cri strident ; ils s’emballèrent et ils dérapèrent en freinant et, comble de malchance, la patinoire improvisée, trop fragile, se fissura.
Chat-Fany sauta à terre pour raconter leurs mésaventures au garçon. Cette année-là, on pressentait les complications ! Pour commencer, le père Noël avait beaucoup peiné pour grimper sur le traîneau, – en grand amateur de biscuits croquants aux cerises confites, il avait bien grossi –, puis le renne de tête avait drôlement toussé pendant le voyage, ensuite une tempête s’était levée quand ils survolaient l’Irlande et, pour finir, cette embardée à l’atterrissage. Bien sûr, la corneille s’était excusée, incriminant les arômes puissants de la liqueur aux baies de buisson ardent dont elle avait abusé, mais un peu tard. Rien, mais rien, ne se passait normalement !
 
LE PIVERT ROUGE ORANGÉ
 
Il faisait beau sur les côtes de Floride, un peu sec, et même trop chaud pour Billy, le pivert rouge orangé. Il prétendait que l’Europe ne lui convenait plus mais, pour être honnête, il avait choisi de s’expatrier pour oublier les railleries de ses congénères. Pourquoi n’arborait-il pas tout naturellement les couleurs traditionnelles de son espèce : du vert, du jaune et du rouge ? Et d’où provenait donc son étrange apparence ? Il avait assurément questionné sa mère mais, à chaque fois, il s’était heurté à un mutisme irrévocable. Impossible de lui tirer les vers du bec ! Si la différence n’a jamais réussi à personne, pour quelqu’un qui ne s’en laisse pas conter, quoi de pire ? Voilà pourquoi il s’était tenu ce raisonnement : émigrer sur un autre continent me donnerait des chances de vivre en paix. Trouver des amis dépourvus de points de comparaison, quel bonheur ! Et c’est ce qui se passa. Enfin, au début de sa nouvelle vie ! On contrôle rarement les dérapages et là, il ne vit pas venir le coup. Confortablement installé à douze mètres du sol, à la terrasse d’un gros palmier, il dégustait une salade de larves bien grasses et luisantes quand une petite buse du nom de Georgia se posa à côté de lui, visiblement pour lui faire du gringue. Sensible aux charmes de la susdite apparition, il tomba immédiatement amoureux – les piverts tombent facilement amoureux. Ils prirent un, puis deux, puis trois repas ensemble et, très rapidement, ils dormirent sur la même branche...
 
LA FLEUR DU PAYS DES HOMMES BLEUS
 
Pendant que le ciel devenait mauve, la nuit effaçait le jour et un tapis de mousse parfumée et soyeuse recouvrit le sol ; une végétation inconnue prenait forme devant ses yeux émerveillés. Des célosies en forme de plume, des crocus au cœur de safran, des ellébores aux pétales épais, des aubépines ornées de boules rouges, du jasmin blanc odorant, des edelweiss laineux, et tant d’autres encore ! Après qu’il eut déroulé le chèche qui entourait sa tête, les fleurs s’exclamèrent : « Mais, c’est un enfant ! » et un gros scarabée répondit : « Eh oui, c’est Aslal, le petit Targui dont le nom signifie rayon de miel. » Il était aussi étonné qu’elles, car il n’avait jamais entendu un coléoptère prononcer le moindre mot. Pas plus que des plantes… mais, dans le désert, il parait que tout est possible. La plus belle, la fleur de l’eau, ressemblait à une rose des sables dotée des nuances de l’arc-en-ciel. Avec ses feuilles vert foncé et charnues gorgées de sève qui rehaussaient le ton délicat de sa corolle, ses pistils fins comme des cheveux qui oscillaient dans le vent, elle commençait à attiser la jalousie et à s’attirer des ennemis. L’aubépine essayait de la blesser, l’edelweiss des montagnes de lui glacer le dos, et le crocus de la tacher avec son pollen. D’autres tentèrent de détourner le chemin qu’empruntaient les chameliers afin qu’ils l’écrasent, mais elle gardait son calme, elle savait que le lendemain, le jour viendrait à bout de leur agressivité. La différence condamne souvent à la solitude.
 
LES LOUTRES DE PONTIAC
 
Durant les longues veillées d’hiver, Maman Loutre aimait raconter à ses filles, avant qu’elles s’endorment, des anecdotes transmises au fil des générations ; mais maintenant qu’elles avaient grandi, elles posaient beaucoup de questions, et il fallait répondre, car les petites ne lâchaient pas facilement prise. Fatiguée par les maternités, elle s’installa confortablement sur un tas d’aubier de tilleul, et elle commença son récit. Ce soir-là, les faits dataient de l’époque de la Conquête, un temps où la Nouvelle-France, qui ne s’appelait pas encore le Québec, comptait environ quatre-vingt-dix mille colons vivant surtout le long du Saint-Laurent. Un moment difficile pour des milliers de loutres ! Cohabiter en bonne entente avec la gent humaine s’avérait compliqué depuis que leur superbe fourrure, convoitée par les trappeurs, servait à confectionner des chapeaux pour les riches aristocrates, mais qui se souciait de leur sort dans ce théâtre de guerre ? À la lumière d’une brassée d’herbes sauvages et odorantes qui brûlait dans l’âtre, Marie, Claire et Sylvie, assises en demi-cercle, ne perdaient pas une miette de l’histoire de l’étrange personnage, un Indien en uniforme, qui trônait dans un cadre en bouleau posé sur un beau bahut ancien au milieu d’insectes séchés. Bien que cette représentation d’un humain avec leurs arrière-grands-parents paraisse incongrue, elles y étaient habituées mais, ce jour-là, elles voulaient des détails.
 
Ce livre est édité par - Alain Daumont
74 pages couleurs — Format : 21 x 29,7 cm
En vente sur Internet sur le site imprimermonlivre.com - Paiement sécurisé avec PayPal
Édition papier reliée : 36 €
ISBN 978-2-9171-0568-9
+ frais de port


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