Un recueil de quarante trois nouvelles expressionnistes




L’auteur nous propose des nouvelles à la frontière du symbolisme, de l’allégorie et de la fantaisie onirique. Ce n’est pas un hasard si ses goûts vont des maîtres du quattrocento à Klimt, en passant par Arcimboldo et Gustave Moreau. Nous portons tous un masque. Certains en sont conscients, d’autres ne le sauront jamais. L’essentiel est de comprendre que nous ne disposons sur Terre que de très peu de temps. Le rêveur impénitent s’exclut de tout pragmatisme. Notre société tente trop souvent d’enchâsser l’individu dans la gangue d’un modèle de pensée unique en oubliant que nous ne sommes que de la poussière d’étoiles, nous en venons et nous y retournons.
 
EPPUR SI MUOVE
 

L’hiver s’annonçait, et avec lui, le crépuscule d’une vie, comme autant de petits flocons de neige tombant sur la cité des Doges ; un passage obligé… aussi riche cette vie avait-elle pu être ! Parfois, Anna pensait que ses amis avaient raison de vouloir sentir la vie bouillonner en eux. Qu’importe que la terre soit ronde ou plate, au fond d’un verre, l’absence de liquide donne toujours le même monologue : « Tavernier, sers-moi à boire et que commence l’insouciance ! » Et c’est ce qu’il faisait, le gaillard peu scrupuleux. Seul le bruit des ducats d’or comptait, même si ce bruit était celui de la fin d’un monde. Parfois, après la fermeture, et seulement si sa demeure était sur son chemin, il raccompagnait l’un ou l’autre pour éviter qu’il tombe dans le Grand Canal, ou qu’il mutile les majestueux lions qui se voulaient les derniers gardiens de l’Arsenal. Ainsi allait la vie ! Jusqu’à cette déplorable affaire de 1633. Honte pour l’église et mauvaise année pour Anna Elena et son amant dont elle ignorait toujours l’essentiel.
À l’entrée de la salle du grand conseil de l’Inquisition, un gros condor presque aveugle sautait dans sa cage. Dix hommes en noir entrèrent par la porte du fond. Avec la précision du métronome, ils s’installèrent dans le silence inquiet de l’assistance à leur place respective.
— Que l’on fasse entrer l’accusé ! ordonna le plus âgé.

 
DE LA TOUR SAINT-JACQUES À MANÁOS
 
C’est dans un bordel de Manáos qu’il rencontra Sandra, une pute française belle et soyeuse comme la peau d’un serpent. Elle aussi était partie sur un coup de tête, après une conversation émaillée de conseils devenus insupportables. Elle n’avait pas trouvé un prince charmant mais s’en était découvert des centaines. Moins fringants que dans ses rêves.
Noyé entre le désir et la culpabilité, Colin était devenu son colocataire de galère. Il était fasciné par cette créature hors de son temps qui avait fini par s’y introduire définitivement, et cherchait dans ses yeux l’excuse de son infamante déviation sociale. Leurs soirées s’encombraient de discours sur l’Europe, comme si en être exclus rendait le rêve merveilleux. Un soir, entre deux bouffées d’une cigarette qui ne contenait pas que du tabac, elle avait demandé : « Franchouillard, raconte-moi ta vie ! » et Colin s’était fâché. Sa vie s’était échappée des Illuminations pour atterrir dans les Chants de Maldoror alors, pas de quoi fabriquer une sonde spatiale. Il y avait d’ailleurs bien longtemps qu’il y était, dans l’espace ! S’il avait été sincère, il aurait dit à Sandra la douce, aux gestes subtils dans le désordre de sa nuit, qu’il était né entre ses cuisses et qu’il comptait bien y mourir. Sans passé, sans présent, mais surtout sans avenir, ils descendaient le boulevard de leurs vies crépusculaires à la recherche d’un corps de fortune. Sandra n’était pas difficile, il lui prêtait ce qu’il lui restait de mieux et elle lui offrait son superflu. Mais, ses yeux habitués à l’angoisse décelaient ce que deviendrait le dernier morceau du triptyque de sa vie.
 
ANSELME LE GRAVEUR
 
Barthélemy remonta son col en pensant qu’il devait perdre cette manie qui lui donnait un côté maffieux. La vitre lui renvoya son reflet, il n’avait pas trop vieilli malgré cette souffrance si souvent occultée. Dans le ciel passaient des scènes de la vie quotidienne ; il s’attarda à y mettre des noms. Là, un ours se déformait, ici un poisson avalait l’espace entre des nuages plus gris les uns que les autres. Il se retourna ; la haute cheminée du bateau, cerclée de rouge, cracha par trois fois une espèce de venin âcre qui se rependit sur le pont. On aurait dit que la mer, à travers elle, se vengeait d’avoir si souvent été déflorée et ensemencée de mazout. La trace irisée de ces irresponsabilités laissait au-dessus de la ligne de flottaison de sinistres baisers aux couleurs de néant. Puis, ce fut la surprise. Le commandant de bord annonça que le bâtiment était en quarantaine, un voyageur serait porteur d’un virus et un contrôle sanitaire devait être effectué. Cette histoire sentait l’intox à plein nez d’autant que sur le quai, les grévistes paraissaient de plus en plus menaçants. Barthélemy, du pouce et de l’index, lissa le bord de son feutre. Il s’assit sur un banc en fer et enfonça, comme le fait la tortue, son cou dans la carapace de son pardessus. Le temps n’avait plus d’importance. Son grand-père disait qu’un homme devait être capable de voyager avec toute sa vie dans une petite valise. Barthélemy avait fait mieux, il voyageait les poings enfoncés dans ses poches déformées par les livres. Il avait appris la haine, siroté la rancœur et s’était lui-même excommunié du bonheur. On n’apprend pas l’essentiel aux enfants ! Il est des vérités que l’on se garde bien de leur révéler.
 
FEU L’ARMATEUR MATUVUZZIANI

Maria Ivanovna marchait sans se hâter, encore sous le charme du petit violoniste qui interprétait le matin même, sous le porche de la cathédrale San Lorenzo, une cantate de Stradella, prodigieux compositeur au destin tragique qui avait été poignardé sur la Piazza Bianchi, ici, à Gênes. Elle croisa un paysan. À ses dires, il n’était pas tombé une goutte de pluie depuis deux longs mois, cela expliquait le dessèchement d’une grande partie des succulentes aux couleurs vives qui bordaient le chemin. Elle s’épongea le front. Il lui restait à gravir une petite sente qui ondulait comme une vipère aspic au soleil pour arriver au palais Matuvuzziani qui dominait le golfe.
Les grilles du parc étaient ouvertes. En le traversant, Maria Ivanovna admira la luxuriante végétation : cyprès, bougainvillées, citronniers sauvages et palmiers invitaient au farniente. Une allée de galets conduisait à un escalier monumental en marbre de Carrare gris et rose. Il devait faire bon flâner sur la loggia bordée de petites colonnades qui surplombait la grande bâtisse. Elle souleva deux fois un heurtoir en bronze au faciès de cerbère. La voix rauque qui répondit semblait venir du fond d’un puits de pierres sèches :
— Que voulez-vous ?
— Je suis Maria Ivanovna ! J’ai une recommandation de maître Pietro Anselmi, le conseiller juridique du signor Matuvuzziani, pour le poste de bibliothécaire.
— Je suis le signor Matuvuzziani !
Maria fut étonnée que le propriétaire des lieux officie tel un maître d’hôtel mais, avant qu’elle ait eu le temps de pousser plus loin la réflexion, il reprit avec ironie :
— Ferait-il du zèle celui-là ? Un ancien amant de ma femme…
La remarque de l’armateur contraria Maria :
— Monsieur, ne s’agit-il pas de mettre de l’ordre dans votre bibliothèque ?
 
UN DÉJEUNER DE MANET
 
L’automne était décidément bien installé. Les graines du sycomore faisaient ployer les branches et quelques feuilles recroquevillées par l’excès de zèle des araignées rouges tombaient avec lenteur. Autrefois, ces petites ailettes auraient produit des forêts. Mais aujourd’hui… Mathurin se retourna car un souffle tiède et humide avait effleuré sa nuque. En souriant, l’animal se présenta :
— Je suis une licorne. Enfin, j’en ai l’apparence ! Ce monde n’aime que les légendes alors, vois-tu, j’essaie de m’intégrer.
— Je ne suis pas aveugle, répondit Mathurin, j’avais bien vu que tu n'étais pas une vraie licorne !
Leur conversation avait réveillé le boa qui ronflait, enroulé dans un lilas.
— C’est non ! dit Mathurin anticipant ses intentions. J’ai mis des années pour que tu deviennes végétarien… Laisse-la tranquille !
— C’est malheureux, pleurnicha le reptile pris au piège de l’affection, autrefois elle m’aurait fait vivre un mois !
Ce penchant pour un humain l’avait conduit à modifier ses habitudes alimentaires mais il n’avait pas oublié la saveur d’une viande digérée lentement, et Mathurin décela un léger regret dans sa remarque.
 
CRÉPUSCULE À VENISE
 
Il y a bien longtemps, j’ai fait un pacte avec la mort. Après avoir signé de mon sang au bas d’un parchemin, j’ai vécu dans l’opulence et dans la plus parfaite insouciance. On envie ma flotte marchande, armée et puissante, la magnificence de mes palais, et ma fortune colossale, bien au delà de la Vénétie. Je ne compte plus les bals que j’ai donnés, les fêtes auxquelles j’ai participé. Mes conquêtes ? Les femmes les plus séduisantes ! Mais elle n’a pas honoré le contrat, une maladie me ronge. Mes chairs se gangrènent chaque jour davantage, mon visage me terrifie, je dois porter un masque. Elle m’a donné rendez-vous ce soir.
 
ARRÊT SUR IMAGE
 
À ce moment, la lumière devint violente. J'étais devant la porte de Lisbeth et elle m’ouvrait. J’avais dû sonner...
— T’en fais une tête ! On dirait que tu sors d’une tombe…
— Non, dis-je en serrant fortement une bouteille de champagne contre ma poitrine. Je m’étais échoué chez les Maoris…
— Rentre ! dit-elle. Je ne comprends rien à ce que tu me racontes !
C’était agaçant, Lisbeth ne voyait que ce qui l’arrangeait. Elle voulut me prendre la bouteille des mains mais je m’y accrochais comme à une chaloupe. Elle insista et la bouteille se brisa, me laissant une belle entaille dans le pouce. Elle ne faisait jamais les choses à moitié Lisbeth... Je fus presque content de voir mon sang couler, il m’en restait encore, les Maoris de la brume ne m’avaient pas tout pris.
— Regarde ce que tu t’es fait ! Je vais te soigner avant que ça s’infecte !
Pauvre Lisbeth… si gentille. Il y avait bien longtemps que j'étais infecté, je ne risquais plus grand-chose. D’ailleurs, je me sentais immunisé contre tout, probablement parce que je ne l’étais contre rien.

 
UN DOIGT SUR MES LÈVRES
 
La nuit était fraîche. J’avançais lentement sous les arcades, le clapotis de l’eau contre les murs me berçait, mon esprit vagabondait. Je songeais à Marco Polo, à ses bateaux s’éloignant dans la brume pour une Chine dont personne ne savait grand-chose, sinon que cette épopée plongeait tous ces marins dans le plus suspect inconnu.
Un cri horrible, à quelques pas de là, suivi de gémissements aussi atroces me sortit de ma torpeur. Une femme venait d’être agressée. Je m’approchai d’elle. Une odeur âcre se dégageait de ses vêtements, celle de la chair brûlée me souleva le cœur, elle avait reçu un acide en plein visage. Désireux de l’aider, je me ressaisis mais avec, à cet instant, la conviction qu’elle resterait défigurée. Il me sembla qu’elle était jeune. À ses pieds, une bourse arrachée et quelques ducats d’or qui renvoyaient la lumière de la lune. Ma première idée fut de la transporter chez un alchimiste de mes amis qui logeait à quelques rues de là, mais je ne pouvais compter sur sa coopération, elle avait perdu connaissance et je devais la porter sans être moi-même brûlé. Je l’enveloppai dans ma cape et, en la prenant dans mes bras, je découvris l’une de ses épaules sans le vouloir. Elle portait un tatouage, un symbole dont je ne connaissais pas la signification, mais ce n’était pas ma préoccupation première. Pourtant, j’avais vu les pires mutilations pendant la campagne contre les Ottomans mais ce visage ravagé me troublait profondément. Un sentiment d’impuissance me parcouru.
 
LE MAÎTRE D’ŒUVRE
 
La chaleur était insupportable, des chauves-souris swinguaient comme des folles devant la croisée, le ciel n’annonçait pas la pluie, rien ne pourrait lui rendre sa bonne humeur ! Lorsque vers trois heures du matin les voitures cessèrent leur vacarme, il perçut des bruits insolites dans la maison. Plus la nuit avançait, moins il parvenait à dormir. On marchait dans l’escalier, il l’aurait juré. Il ouvrit brusquement la porte pour surprendre l’intrus mais il n’y avait personne. Juste lui, et la chauve-souris qui renouvelait son show d’enfer accompagné cette fois par une chouette à la basse. Ce bruit au grenier l’obsédait. Muni d’une lampe torche, il gravit les quelques marches, un homme d’une cinquantaine d’années s’était installé sous les combles et dînait.
— Qui êtes-vous ? demanda Dimitri.
— Je suis le maître d’œuvre. Tiens, c’est vrai ! Je ne vous avais pas encore vu ! répondit-il calmement.
— Le maître de quoi ?
— Le maître d’œuvre ! Je suis responsable de la construction de la maison, c’est moi qui dois rendre compte au propriétaire.
— Mais… elle est terminée depuis 1865 ! Et nous sommes en 2001 ! s’exclama Dimitri.
L’homme ne parut pas entendre. Il se pencha sur le plan, invitant Dimitri à l’examiner avec lui à la lumière d’une bougie :
— Ah oui… reprit-il en se redressant, je tenais à m’excuser par avance car nous allons faire un peu de bruit dans les prochains jours ! Demain, j’attends les pierres blanches des carrières de la Seine, ce sera un peu volumineux… puis les grosses meulières pour la partie supérieure. Après-demain, ce sera les briques, pour les parties intermédiaires, il y en aura plusieurs tonnes. À la fin de la semaine, nous recevrons les madriers… pour le plus gros du bois.
— Je crois que vous n’avez pas bien compris ! Elle est construite ma maison ! Elle est finie depuis longtemps !
— …

 
LES GARDIENS
 
Elle pénétra dans la pièce où il avait vécu, si froide maintenant. Elle déplaça du courrier et voulut ranger des papiers dans le chiffonnier ; l’un des tiroirs résistait, elle le força avec un tournevis. Il contenait divers dépliants sur le lac Majeur et un sur celui d’Orta, un portefeuille usé, des cartes routières et une chemise cartonnée bleu délavé qu’elle ne connaissait pas, ornée d’enluminures comme les anciennes polices d’assurance. Elle l’ouvrit, c’était bien un contrat. Il avait été souscrit et payé l’année de sa naissance, un tarif indécent comparé aux ressources de ses parents. Le document validé par leur signature était à l’en-tête d’une société de gardiennage céleste, un salaire pour deux gardiens dont la mission était de préserver une portion de son enfance, une portion de temps qui devait rester matérialisée ! Agathe ne comprit pas de quoi il s’agissait. Elle referma la chemise. Pourquoi ne pas lui en avoir parlé lorsqu’il en était encore temps ?
 
RÊVE PARTI
 
Elle l’avait poussé jusqu’au boudoir avant qu’il réalise qu’elle ne l’écoutait pas. Celle-ci semblait plus calme que les autres pourtant, elle s’enroula dans une tenture en poussant des petits cris de cochon d’Inde. La tringle de cuivre se mit à osciller doucement ; il allait aimablement l’en aviser lorsque le lourd rideau tomba, la recouvrant complètement. Le bruit de la chute fit accourir les gens de maison ; une intendante apparut, un calepin à la main : « S’ils s’obstinent à grimper aux rideaux, il ne restera bientôt plus rien d’authentique ici. Encore un vieux machin qu’il va falloir changer ! »
Eymard n’avait qu’une idée, regagner le salon. La girafe mécontente lui fit un croche-pied et il se cogna le front sur le marbre d’une cheminée.
 
JANE ET LE SERPENT
 
Elle pénétra dans l’entrepôt. Il y régnait une atmosphère étouffante, la clim ne fonctionnait plus. Les serpents essayaient de quitter leurs terrariums, la faim et la chaleur avaient modifié leur comportement. Eux si paisibles d’habitude essayaient par tous les moyens de sortir de leurs cercueils de verre. Elle prit son préféré, un serpent couleur sable, et lui chuchota : « Ted n’est plus là mais, ne t’inquiète pas, je vais m’occuper de toi. » Elle sortit, récupéra un sac caché sous l’abreuvoir et en vérifia le contenu ; le compte des dollars semblait y être et la télécommande aussi. Elle activa le bouton rouge, le bâtiment se désintégra et un morceau de bois s’encastra à l’arrière de la voiture pendant que le serpent s’endormait autour de son cou.
Elle attendit quelques minutes, rangea les liasses de billets sous le tableau de bord et Ted dans le lot de ses souvenirs pas très recommandables. Un amour truqué, basé sur le mensonge, disparaissait au milieu des cendres et des excavations provoquées par l’explosion.
 
NUIT APACHE
 
Un jour, elle lui jeta un cochon sauvage, vivant, auquel elle avait entravé les pattes, sans descendre de son cheval.
— Venez donc le partager avec moi, je suis bon cuisinier. Ce soir… par exemple ! cria-t-il.
Ses mots se perdirent dans le vent, elle était déjà loin. Avait-elle entendu ? Après tout, qu’elle continue à faire la gueule ! Je ne lui ai rien demandé. Il n’avait pas fui ses semblables pour reconstruire des querelles stériles. S’affranchir des contingences sociales, c’était ça l’avantage des conditions extrêmes. Si elle voulait venir, elle n’aurait qu’à suivre le fumet de la viande.
La nuit était tombée quand des branches craquèrent derrière lui. Il ne l’avait pas vu descendre de son cheval. Il se retourna, elle était déjà assise en tailleur à côté du chien jaune qui leva la tête et se rendormit, comme si sa présence était naturelle. Phil remarqua qu’elle ne portait pas d’arme. La lumière du feu de camp allongeait les ombres et faisait danser les couleurs ; la belle devait être frugivore, ses lèvres avaient le reflet mauve des baies qui poussaient alentour. Il lui tendit un morceau de viande qu’elle dégusta lentement puis, brusquement, elle prit sa monture et s’éloigna sans avoir dit un mot.

 
GASPARD
 
Chaque jour, la garde impériale de ses souvenirs ajoutait un peu de brume dans sa mémoire, le projetant dans l’oubli au crépuscule de sa vie alors, le marquis Fabien de La Glass s’astreignait régulièrement à tracer d’une écriture tremblante quelques pages du récit des excès de ses années de jeunesse. Il aurait pu faire l’historique de sa vie rien qu’en comptabilisant les jupons multicolores qui défilaient devant ses yeux, linceuls parfumés de souvenirs dont les contours s’estompaient avec les années. Fabien cohabitait avec Gaspard, un gros rat. La tête penchée sur les feuillets, comme un enfant studieux répétant ses leçons, le rat, prodigieusement intelligent, apprenait par cœur ce que le prisonnier écrivait. Un banc, une paillasse et une table, qu’ils débarrassaient à tour de rôle des quelques déchets s’y accrochant, meublaient la cellule des deux compagnons d’infortune. Dehors, les flocons enveloppaient les barreaux, montrant au ciel qu’un lieu de réclusion pouvait être esthétique. L’hiver 1787 était glacial.
 
 OLIVIER ET LE CAPUCIN
 
La rue de Rivoli était déserte, seules quelques voitures grises prouvaient que Paris n’avait pas été amputé. Au quatrième étage d’un immeuble cossu, allongé sur un lit, les yeux mi-clos, Olivier ne prêtait que peu d’attention au moine capucin engoncé dans sa robe de bure qui lisait sans s’interrompre de longs et ennuyeux passages de la Bible. Le capucin s’appelait Pierre, un prénom prédestiné pour une telle besogne. En grimaçant, Olivier dit à voix basse : « Vous faites beaucoup d’efforts pour rien. Je suis un impie, vous ne parviendrez pas à racheter mon âme. » Il eut un petit rire, pas même nerveux, et ajouta : « Que voulez-vous en faire ? L’offrir au panthéon d’un monde qui respire les ailes odoriférantes des anges en s’endormant ? » Le moine capucin fit semblant de ne pas entendre et tenta de rompre le climat de désespérance qui régnait dans la pièce :
— Puis-je vous poser une question ?
— Faites, dit Olivier.
— Pourquoi êtes-vous ainsi vêtu ? Ce vêtement en tissu grossier n’est pas un pyjama… Et cette cotte de mailles, cette épée à deux tranchants… Pourquoi ce heaume posé sur la table de nuit ?
Olivier ne répondit pas. Il se livra simplement à une évocation de souvenirs charmants et odorants : des mains de jeune fille décorées de dessins au henné… des fleurs de jasmin, d’hibiscus et d’oranger... puis il se mit à trembler.
 
LES SOULIERS DE MURANO
 
À contre-jour, Louisa observait le pauvre bougre en buvant une eau rafraîchie. Il s’enfonçait lentement dans sa beuverie, elle attendit qu’il fût à point :
— Puis-je m’asseoir ?
— Vous pouvez tout ce que vous voulez ! Je vous accorde… tout !
— Accompagnez-moi à Murano !
— Je vous accompagnerais en enfer si vous me le demandiez !
Et il tomba de sa chaise. Il fallut l’aide de plusieurs hommes pour le relever. Le lendemain matin, il ronflait encore sur la table quand Louisa apparut dans l’encadrement de la porte, vêtue d’un ensemble noir un peu strict orné de boutons brodés qui rehaussaient sa poitrine. Les premiers coups de maillet marquaient le début de la journée. Une calèche attendait sur le seuil.
Louisa souleva la tête d’Emilio :
— Vous souvenez-vous de votre promesse ?
— J’ai promis ? Par l’Empereur, qu’ai-je bien pu vous promettre ? Je ne vous connais pas et il ne me reste rien. Ni argent, ni honneur, j’ai même perdu mon casque !
— …
— Qui êtes-vous, la fille d’un doge ou d’un évêque ayant péché ? Mais peut-être, êtes-vous riche ! Épousez-moi… épousez-moi pour que je redevienne un être humain !
— C’est cela ! Mais avant toute décision hâtive, vous devez tenir votre promesse et m’accompagner à Murano. Mes chaussures de verre sont en mauvais état, il m’en faut des neuves.
— Des chaussures de verre ? Alors ça… mais personne ne porte des chaussures de verre !
Louisa sourit. Lui faisait-il pitié ce petit cavalier sans cheval, sans lance et sans casque, et d’après lui, sans honneur ? Ou bien était-elle en train de tomber amoureuse d’un témoin de la grandeur d’un empire ?

 
PARCOURS FLÉCHÉ
 
Il avait rendez-vous devant le hangar d’un terrain d’aviation civile. Un quart d’heure puis une demi-heure passèrent. Il poussa machinalement la porte. L’intérieur était presque vide, excepté au fond où s’enchevêtraient d’énormes cages métalliques. Il s’approcha.
— C’est bizarre ! dit-il à haute voix. Ces oiseaux ont des têtes humaines…
Un menu spécifiquement établi était accroché sur la porte de chaque cage, un régime alimentaire équilibré, voire diététique, pour chacune de ces drôles de vies. Une impression de perfection se dégageait de l’endroit et personne n’avait l’air surpris d’être enfermé en ces lieux. Qui joue ici les apprentis sorciers ? pensa-t-il.

 
L’OURS BLANC
 
Sans réfléchir, Alex empoigna l’ours blanc. Il quitta l’étage sans passer par la caisse et l’idée qu’il pouvait se faire coincer au dernier moment l’effleura à peine. Il sortit sans encombre. En arrivant chez lui, il l’installa dans un fauteuil. Ils se regardèrent. Un demi-siècle plus tard, il s’entendit prononcer : « Maintenant, tu ne me fais plus peur ! » On dit parfois des choses idiotes.
Au fil des semaines qui suivirent, il se sentit de plus en plus fatigué. Le résultat des analyses était sans appel, il était gravement anémié. Si la cause en était inconnue, l’asthénie qui le clouait au lit était bien réelle et le rapprochait, inexorablement, de ce qu’il voulait ignorer. Chaque jour, Cécile lui tenait compagnie pendant quelques heures ; parfois, elle s’installait chez lui pour un moment et il se sentait en sécurité. Elle rédigeait des manuels pour un institut de physique nucléaire et, pour le distraire, elle lui parlait d’ions excités lors de collisions avec des atomes, de particules fantômes et de cyclotrons en goguette. Cela le faisait parfois sourire, mais en règle générale, ses explications entraient par une oreille et ressortaient par l’autre ; sa formation littéraire n’accrochait pas aux démonstrations scientifiques. Il n’avait que ça comme excuse.
 
ENTRE JOUETS ET JEUX DE GUERRE
 
Ici, ce n’est pas vraiment la guerre. Ce n’est pas la paix non plus. Tout est tellement différent de ce qu’il avait imaginé en posant le pied sur ces hauts plateaux. En ces lieux qui peuvent à peine porter le nom de village, il n’y a plus de grands guerriers ; il ne connaît que des survivants terrés dans des grottes, une humanité désaccordée qui essaie encore de trouver sa place.
En attendant un assaut, il répare des montres, des jouets, souvent des ustensiles ménagers, parfois des armes qui paraissent sorties d’un musée imaginaire. Dans les moments d’accalmie, instants de grâce, il raconte aux petits des histoires auxquelles il ne croit plus. La magie des mots enrichit leurs yeux de bonheur, éphémères distractions ! Puis, sous le regard fasciné des enfants qui affectionnent les intermèdes qui modulent le temps, il sort de sa trousse de cuir élimé une petite boîte de métal brillant pour se soigner. Il se déboîte un genou, rajuste minutieusement un microprocesseur ou s’ouvre la jambe pour changer une puce, des réfections douloureuses sur des nerfs exacerbés. De savants outils aux pointes cruciformes et des batteries miniatures composent l’infirmerie du militaire du troisième millénaire !
C’est ainsi qu’Archimède vit, s'accommodant d’un corps parsemé d’électronique qu’un cerveau humain met en mouvement.
Ensuite, il scrute encore l’horizon. Ce n’est pas la ligne bleue des Vosges mais un conglomérat de cimes arides sur lesquelles se déplacent des rebelles qui se doivent de survivre.
 
L’HOMME SANS NOM
 
Sans but précis, il remontait lentement le quai vers la sablière abandonnée où s’affaissaient quelques cônes de gravier, logeant ses pas dans le charme d’une neige encore intacte. En contrebas, les flocons criblaient de fleurs d’eau le fond d’une péniche ; l’homme trouva ça beau. Sans les grues inertes qui martyrisaient la perspective, il aurait peut-être trouvé ça parfait. Un enfant lui mit quelque chose dans la main. Il ne l’avait pas vu arriver.
— Creuse ! C’est mes parents !
Le gamin fixait les monticules avec insistance.
— Mais creuse puisque je te dis !
Des semelles détrempées affleuraient une sépulture improvisée ; l’histoire aurait voulu cacher ce que le présent s’empressait de décrire. L’homme hésita. S’il ne savait plus qui il était, il avait encore des réserves d’habitudes, d’attitudes pour les autres alors, pour faire plaisir à un petit bout d’homme obstiné, l’homme sans nom creusa sans réfléchir. Il dégagea deux corps : un militaire en uniforme étranger et une femme avec un manteau cintré garni de fourrure au col et aux poignets, un vêtement élégant malgré le sable qui le souillait. Ils étaient serrés l’un contre l’autre, le regard imprégné de terreur ; tellement serrés que l’homme pensa qu’un seul cercueil pourrait suffire.

 
BRÈVE BLANCHE
 
En revenant, j’ai croisé de drôles d’êtres. Tout le monde a l’air de dire qu’ils sont arrivés ce matin. Ce doit être vrai car il fait beaucoup plus froid. Ils ressemblent à des bonshommes de neige. Sans en être. Curieux…
Le ciel est bas. Il n’y a pas de vent. Pas de bruits d’oiseaux non plus.
J’ai croisé un pauvre curé de campagne, triste et voûté. Je me suis demandé ce qui lui faisait cet effet-là…
 
SI BELLE !
 
Elle était belle, insouciante, amoureuse ; il ne comprit que bien plus tard que c’était de lui.
Elle l’embrassait délicatement de ses lèvres charnues, gorgées de pollen, et il sentait une caresse veloutée sous son nez, sur la lèvre.
Son corps annelé avait la douceur de la soie et le goût des pêches bien mûres. Lorsqu’elle se pressait contre lui, un étrange fluide le pénétrait. Après des minutes d’amour intense, enveloppé dans ses ailes, il se sentait vivifié, prêt à mille folies.
En voyant, au matin, la fenêtre ouverte, il savait qu’elle était partie. De douces exhalaisons, cassis et fraise des bois, flottaient dans l’atmosphère ; alors il tirait doucement les persiennes pour retenir encore ce trésor olfactif.
 
NOUVEAU MONDE
 
Je me souviens que nous avions quitté Nantes par un de ces matins brumeux qui ramènent au sol les bonnes comme les mauvaises odeurs. Nous partions sans regret. La prospérité de la mine d’or que nous avions acquise ne faisait aucun doute et nous nous sentions déjà riches. Après une traversée chaotique, nous dûmes parcourir bon nombre de miles pour atteindre la ville minière, une cité fantôme, sordide, aux odeurs fortes de bois putréfié et de tourbe provenant des terres abandonnées. Il nous fallut une bonne dose de perspicacité pour repérer notre lourd passif puis, notre lucidité mesura la disproportion de notre acquisition. Notre cauchemar européen se prolongeait dans une déplaisante lenteur de fin d’époque. Le soir tombait, il ne nous restait qu’à dormir pour affronter le lendemain.
Au matin, il nous sembla que le décor s’était transformé pendant la nuit. Si nous avions pu vendre la poussière au prix de l’or, la fortune était sous nos pieds.

 
CRESCENDO, DECRESCENDO
 
Il était vingt-trois heures cinquante-huit quand mon cœur s’est arrêté de battre. Pour n’importe qui, cela signifierait mourir pourtant je continue à vivre. Désormais, la réalité ne m’aveugle plus. Nous n’existons pas, nous croyons être ! Ballottés entre des mains invisibles, nous ne sommes que des impressions qui se perdent dans l’immensité d’un ciel qui seul détient le secret.
Depuis que les battements de mon cœur ne se font plus sentir, mon attention s’attarde sur mon bras droit qui me fait, par moments, terriblement souffrir. La douleur va et vient, comme un leitmotiv. En retroussant la manche de ma chemise, je découvre, fixé dans mes chairs, un beau crustacé rouge orangé avec de légères traces violines qui lui donnent son caractère et sa spécificité. Je m’empresse de le montrer à mon médecin qui, compétent, me dit immédiatement :
— Vous avez le mâle de quinze heures ! C’est peu fréquent. C’est une maladie orpheline que j’ai rarement diagnostiquée. Je ne vous poserai qu’une seule question : avez-vous moins mal après quinze heures ?
— Oui, bien sûr !
— Cela correspond à la description de mes ouvrages. C’est parce qu’il desserre ses pinces à ce moment-là ! Ainsi, la crise diminue... decrescendo !

 
EN ROSE ET VERT POMME
 
Lorsque le juge en robe rose et vert pomme lui demanda : « Jurez-vous de dire la vérité, toute la vérité, sur la bible ? » Félix murmura machinalement : « Excréta… » Il ne s’y attendait pas. Il n’avait jamais lu cet ouvrage, capital au dire de certains. Une fois de plus, il était sous les projecteurs. C’est parce que le juge, avec son lapin blanc autour du cou et ses bouclettes blondes sur la tête, faillit s’étrangler qu’il se sentit obligé d’expliquer :
— Je ne connais pas mes origines. Je suis une substance rejetée depuis ma naissance. Enfant, je fus marqué par l’utilisation étrange que mes parents faisaient de deux petits arbres généalogiques calcinés posés sur leurs tables de nuit. Ma mère y pendait ses bagues et mon père y écrasait ses mégots ! Mais pourquoi parler de parents puisqu’ils m’avaient acquis pour une modique somme dans une humanité… un endroit plutôt rébarbatif puisqu’on y pratiquait l’auto-euthanasie. Les plus chanceux, ceux qui avaient les moyens, pouvaient mourir lentement… moyennant finance, car les drogues coûtaient déjà fort cher à cette époque. Mais, je vois bien que cette histoire vous passe au-dessus de la tête. Dans le fond, je ne sais même pas de quoi je suis accusé !
Le juge en robe rose et vert pomme eut pendant une fraction de seconde de la compassion et certains de ses collègues froncèrent les sourcils en guise de reproche.
— C’est encore moi le juge ! hurla-t-il, probablement dans une poussée de diabète puisqu’un instant après, soudainement, il se calma.
Son visage passa du carmin à un rose normal, s’accordant nettement mieux avec sa robe, puis il reprit en s’adressant à Félix :
— Je vous dois la vérité. Vous êtes ici parce que vous n’avez pas d’histoire. Il n’y a aucune trace de vous, vous êtes coupable de non-existence. Bref, vous n’avez pas un cursus normal ! Vous êtes en dehors, au-delà de toutes les références. Avant de vous juger, nous avons essayé de vous trouver des excuses mais vous n’en avez pas ! Pour nous, vous êtes une espèce de non-être !
 
NE JAMAIS FAIRE CONFIANCE
 
Jeannot regarda la postière appuyer son vélo contre la grille. Elle avança jusqu’à la porte et cria :
— Y’a quelqu’un ? J’ai du courrier pour un certain Jeannot.
Il y avait bien des années qu’un tel évènement ne s’était pas produit. Il savait bien Jeannot qu’il y avait quelqu’un mais il hésita ; son faciès couvert de poils lui laissait peu de possibilités mais il fallait circonscrire les braillements de la préposée. Il passa un épais passe-montagne et d’un bref coup d’œil dans la glace, vérifia que la fente de sa lèvre supérieure était cachée. Il trouva l’oblique de ses yeux encore trop visible mais sa curiosité restait son seul luxe alors, il mit des gants, prit les clefs maculées de rouille et cria :
— Voilà, j’arrive !
— C’est pas trop tôt ! grommela la femme.
Il entrebâilla le portail, saisit la pile d’enveloppes et donna une pièce qu’elle lui rendit brutalement :
— Elles n’ont plus cours depuis des lustres ! Quand c’est comme ça, vaut mieux rien donner !
Pour une reprise, c’était raté, mais il ne ressentit pas de colère ; elle avait raison, c’était bien lui qui avait décroché les wagons de la loco.
Toutes les lettres venaient de Californie, des réponses à des castings, certains vieux de vingt ans. Il en prit une au hasard.
 
PAUVRE MARTIN
 
Pour la première fois, Martin posait seul les pieds sur l’établi. Il ressentit du plaisir. C’était donc cela être heureux ! Mais il pressentait que d’autres notions restaient à acquérir. Après quelques pas hésitants, il se sentait devenir. Mais devenir quoi ? Il n’était plus vraiment un jouet mais il n’était pas un humain pour autant. Difficile de mettre une étiquette sur sa petite vie ! Plus il pensait, plus il savait que tout allait se compliquer mais il ne pouvait plus faire marche arrière. Il enfila une petite veste de velours bleu canard et des souliers vernis noirs avec une boucle dorée qu’il trouva dans un carton. Ainsi vêtu, il ressemblait à un petit prince. Un prince des jouets ! Il franchit la porte, une voiture pie de la police passa ; elle ressemblait à un modèle réduit. Le maître des jouets le regarda heurter une poubelle puis un réverbère sans bouger. Martin l’inutile parcourut quelques mètres ; il avait gagné la liberté et perdu l’insouciance. Maintenant qu’il évoluait au milieu de la foule, son corps manquait de précision. Il découvrait que ce créateur si sûr de lui n’était pas irréprochable ; certaines pièces étaient imparfaites. Martin revint sur ses pas et posa sur lui un regard lourd de reproches. Que de souffrances il avait endurées quand une pièce mal calibrée ne s’ajustait pas au premier essai ! Il s’était abandonné entre ses mains, il lui avait accordé sa confiance mais il avait été trompé. Combien de fois avait-il regardé, les yeux pleins de gratitude, le maître des jouets pendant qu’il l’assemblait ? Aujourd’hui la porte claquait sur le tréfonds d’une illusion qu’il avait entretenue.
 
LE VOYAGE DE LA MANDRAGORE
 
Il avait élu domicile dans la mansarde d’un meublé tenu par une femme étrange, fière et ombrageuse, qui ne fréquentait personne. Il émanait d’elle des effluves de fleurs et d’iode ; la senteur du vent dans les ajoncs nimbait tous ses mouvements. Depuis bien des années, il n’avait entendu du son de sa voix que de brefs : « Tiens, Lucien, voilà ton Chouchen » ou bien « Garde la clef de la porte de derrière si tu rentres tard ce soir » mais pour un marin plus habitué au cri des mouettes et des fous de Bassan qu’aux conversations de salon, c’était suffisant. Alors, qu’un soir différent des autres, l’histoire se prolonge dans la tiédeur d’un lit, c’était prévisible. Un regard, une main tendue, les gestes malhabiles d’une première fois, malgré leurs étreintes, le corps souple de la belle était resté froid et humide et il avait eu l’impression de vivre une histoire entendue autrefois. Il n’était pas
causant, Lucien ! surtout pour des sujets aussi intimes pourtant, le lendemain, il raconta son aventure à son associé, Awen, qui parut effrayé :
— Paour kaezh ! Tu as couché avec elle ! Ça se voit que tu n’es pas d’ici… Tu dois avoir perdu la raison !
— Qu’a-t-elle de particulier cette femme ? demanda Lucien, pas plus éclairé.

 
COMME UN GRAND VIDE
 
Un soir de brouillard, dans une brasserie, un homme rencontré au bar avait raconté à Max une bien curieuse histoire :
— Avez-vous entendu parler de la vallée des hommes perdus ? avait-il demandé.
Et sans attendre la réponse, il avait poursuivi :
— Il paraît que des êtres sans attaches y errent au gré des saisons. Selon un choix arbitraire, chaque année, l’homme des douleurs est désigné pour passer un an auprès d’eux, ou plus, selon sa détermination. Ceux qui ont connu des expériences comparables aux leurs savent les accompagner longtemps. J’ai rencontré un jour l’un de ces désignés d’office. Assis sur un banc de pierre du jardin des Trinitaires, il répétait une interminable litanie. C’était insolite ! Je crois en avoir retenu l’essentiel...
 
VOTRE PRÉNOM ? « ORCHIDÉA... »
 
Tout a commencé le jour où j’ai bu l’eau des fleurs. Enfin, ce que contenaient de longues éprouvettes qui traînaient dans la serre de mon amie Cathleen ! C’était beau. C’était coloré. Tentant. Je n’ai jamais pu résister aux couleurs franches ; on a tous des petits travers. Je n’ai jamais su non plus qui je devais remercier, de Dieu ou du diable, pour m’avoir permis de commettre cet acte irréversible. Depuis, je me sens très différent. Certains croient que j’abuse de paradis artificiels mais pour voyager, je n’ai pas besoin de cela ! Mon imagination m’a toujours aidé à franchir des distances peu communes, m’amenant à discourir avec des gens que je n’aurais, en d’autres circonstances, jamais croisés. Au fur et à mesure que le liquide descendait dans mon tube digestif, je découvrais des perceptions nouvelles, mon être s’éclairait de l’intérieur. Mes semblables, toujours pressés, avaient oublié les multiples détails qui m’apparaissaient maintenant : des organismes savaient vivre sans affolement et n’en étaient pas affectés. Cette mode de la vitesse ! Leur frénésie à vouloir réduire les distances me conduisait à déduire qu’ils ne quittaient jamais le point d’où ils essayaient de partir.
J’avais bu l’eau des fleurs, je me sentais différent ; mais cela ne m’apaisait pas car, différent, je l’avais toujours été. Les jours passaient, le besoin s’affirmait, je devais absorber les autres flacons et c’est ce que je fis.
 
L’HOMME PERFORÉ
 
Depuis plusieurs jours, il percevait une présence. Un curieux petit être le suivait pas à pas. À la terrasse d’un café, au restaurant, dans la foule, il se sentait observé mais s’il se retournait, le petit bonhomme avait disparu. L’idée qu’il n’aurait pas dû faire certaines photos et, encore moins les vendre, germait dans son esprit. Le cliché, pris au Vietnam, d’une fillette avec une jambe arrachée revenait sans cesse le hanter. D’autres l’obsédaient également mais, c’était son job ! Pourquoi cet argument ne l’apaisait-il que momentanément ?
Un soir, après la fermeture, il resta seul dans la galerie qui présentait une rétrospective de sa carrière ; l’expo attirait un public quasi fanatique. Dans la pénombre, il resta figé devant des images qui jusque-là ne l’avaient pas choqué. Maintenant, il comprenait qu’il avait pansé des plaies gonflées par l’infection. À l’angle opposé, assis sur un tabouret, le petit curieux le scrutait. Steve demanda, agacé :
— Que fais-tu ici ? Que veux-tu au juste ?

 
L’ENFER DU DÉCOR
 
Nicéphore ne savait plus depuis combien de temps il était assis au bar, devant cette énorme chope d’alcool. Mort à sa vie, à sa créativité, à sa soif d’expliquer ! À ses amours en lambeaux. Tout cela se résumait en petites bulles mordorées qui montaient et descendaient sans cesse. À ce degré d’éthylisme, il faisait même des paris sur elles : la petite rattraperait-elle la grosse ? Il piétinait de joie quand l’une d’elles en percutait une autre et que, de cette fusion, naissait une grappe lumineuse. Lorsque, fatigué, il posait son nez sur le bord de l’édifice de son désespoir, des petits chuintements lui chatouillaient les narines. C’était tellement agréable de n’être plus vraiment là, seul avec ces petites femelles bondissantes ; mais après tout, pourquoi ces bulles seraient-elles du sexe féminin ? Il savait quand commençaient ses délires, jamais quand ils finissaient.
La lumière ne traversait plus son verre ; il hissa ses yeux, aidé de ses pouces, au-dessus du liquide. Un personnage étrange, dans un costume étriqué, le regardait, le fixant de ses yeux noirs bordés d’une épaisse moquette :
— Vous voulez voir mes papiers, monsieur le croque-mort ? demanda Nicéphore.
 
PIÉGÉ
 
Comme dans un film carré de José Giovanni, le vent, la mer, le ciel rouge sur les calanques étaient désormais le décor d’une tragédie qui se mettait en place. Requiem pour deux cons, deux êtres qui n’avaient su que se faire souffrir ! Depuis la nuit des temps ils étaient soudés, Adrien le savait maintenant ; ils avaient vécu leur époque romaine, puis un Moyen Âge obscur, et le Siècle des lumières avait fini par les engloutir dans l’immensité d’un univers dont personne ne sort indemne. Le Qui sommes-nous ? Où allons-nous ? prenait un sens mélodramatique. Ils avaient aimé si peu que gâcher la dernière scène leur semblait avoir, cette fois, un sens.
Adrien s’assit devant Richard. Il connaissait tout de lui, Richard ne pouvait pas le berner. Et il le savait. Alors, maintenant, tous ces non-dits avaient déjà un parfum post mortem. Richard lui demanda ce qu’il buvait. Adrien faillit répondre : « Je ne bois plus, je prends des médicaments », mais cela n’avait plus d’importance alors, comme autrefois il demanda un Cuba libre. « Tu n’as pas changé, dit Richard, toujours la fascination de Cuba. Et je suppose que tu fumes encore des Cohibas… » Inutile de répondre, un sourire suffit.
 
LA SAINT-VALENTIN DU MOUTON
 
Le mois dernier, alors que ma tournée m’avait emmené bien loin de chez moi, il est arrivé malheur à mon plus vieux mouton. À mon retour, je l’ai retrouvé sans vie au milieu de la cour. Sur le coup, je n’ai pas compris que sa patte avant gauche me désignait quelque chose – je suis un peu fada, je communique avec les animaux – et dans la soirée, lorsque je suis passé au café du village, comme d’habitude, j’ai eu le malheur de dire :
— Ernest est mort ce matin !
— Ton vieux mouton ?
— Eh oui ! a dit la patronne en continuant à essuyer ses verres. C’est la bête du Gévaudan qu’est revenue !
J’ai pensé : Quel imbécile je fais ! Je pouvais pas la fermer et l’enterrer tranquillement… Il ne manquait plus que la bête de machin chose ! Mais pour le curé, je ne pouvais pas car à chaque fois qu’une de mes bêtes nous quitte, il vient boire son petit verre de Bordeaux à la maison après avoir béni la « sépulture ».
En fin de journée, les villageois armés de fusils, de faux et de gourdins – une armée, quoi ! – débarquaient chez moi. L’Émile s’est avancé :
— On va te l’attraper ta foutue bestiole et on va te l’écarteler dans ta cour !
 
DERNIER RENDEZ-VOUS
 
Un large chapeau recouvrait les yeux de l’homme en noir en quête de provocation, d’explication ultime. Une plume rouge tel un jet de sang fragile affirmait sa détermination à trouver celui qu’il enverrait au tombeau avant le soir. Il parcourait la ville d’un pas si lourd que le sol vibrait sous cette puissante machine humaine en mouvement. La partie obscure de sa vie créait, comme une armure, l’irrévocable distance qui l’éloignait d’autrui. Son temps était compté. Il marchait aujourd’hui à la vie, demain, à la mort ! Il l’espérait parfois, la cherchant dans la brume de ses délires. Vainqueur à chaque duel, il n’éprouvait plus de plaisir. Trop fine lame. Le temps le gardait en vie, le laissait sur sa faim, comme un dernier baiser qui vous déchire.
Pour défier la mort, c’est à la taverne qu’il passait les heures précédant un combat, mais le destin agissait pour son compte, il retrouvait sa lucidité pour vaincre. Comme un croisé en quête du Graal, l’homme en noir recherchait l’insolite pour aggraver le danger mais, même à un contre trois, il sauvait sa vie et recevait comme une punition les ovations des badauds pour ce spectacle hors norme.
 
LES TALONS AIGUILLES
 
Il haussa les épaules en passant devant le tronc « pour les âmes du purgatoire ». Maintenant il voulait s’en aller mais, au-dessus d’une urne qu’il n’avait jamais vue, il lut sur une plaque de cuivre ces mots énigmatiques : « Pour la serrure de votre vérité ». Cela ne voulait pas dire grand-chose. Il s’approcha et se pencha avec une légère appréhension, saisit la clef qui était posée au fond, mais il ne se passa rien. Il alla s’asseoir face à l’autel et demanda pardon à sa mère pour ce qu’il n’avait pas su faire. Comment aurait-il pu l’empêcher de mourir ! Il promenait en lui cette énorme tache à l’âme, un cilice psychologique, un rituel morbide. Le grand mystère éclabousse les mortels de ses éclats fragmentés et la justice, dite divine, ne leur octroie aucune latitude dans les grandes étapes de la vie ! Toujours les mêmes interrogations : Qui suis-je ? Où vais-je… Il se sentait rafistolé comme un vieil ours inexorablement brûlé par le temps.
C’est cette nuit-là, en montée d’adrénaline, qu’il entendit résonner pour la première fois dans la cathédrale les talons aiguilles. Il se retourna et demanda, comme dans un songe, à la femme cachée sous une cape de velours indigo qui s’avançait vers lui :
— Est-ce toi, maman ?
Ça sonnait tellement faux qu’il faillit s’étrangler ; il avait toujours appelé sa mère par son prénom.
 
LES HOMMES ARAIGNÉES
 
J’allais dire : C’est la faute de notre instituteur ! Il nous avait tant parlé de ces Indiens d’Amérique, des cultivateurs pacifiques vivant paisiblement de chasse et de pêche, que nous avions hâte d’être arrivés au nouveau monde, terre de toutes les promesses. J’eus soudain envie d’éclater de rire ; nous avions vraiment dû manquer tout un pan d’histoire ! L’horreur était à son comble. Avec Aurélie, nous nous étions réfugiés sous un chariot renversé au milieu de bâches en flammes. Devant nous gisaient les corps de nos proches transpercés de flèches, dont celui de ma mère qui gémissait encore, attachée sur une roue. J’essayai de réprimer une pensée horrible ; elle, qui en France parlait abusivement de sa vie de martyre, allait mourir exaucée. Je me serais flanqué des gifles pour avoir eu une idée pareille mais c’était venu sans préméditation. De l’endroit où j’étais, je distinguais à ses pieds un homme au crâne rougi de sang, scalpé ; quelques touffes de cheveux pendaient encore le long de ses oreilles. Ce n’était pas mon père ; déjà en France, il était presque chauve. Je n’avais que ce détail pour espérer qu’il soit encore en vie.
 
LE LIBRAIRE MAGICIEN DE LA RUE CHAPTAL
 
Aristide, le vieux bibliothécaire binoclard de la rue Chaptal, tenait sous sa coupe un bon millier d’ouvrages anciens. Ils échappèrent à sa vigilance le jour où il réussit à extraire Blanche, la jeune héroïne dont il était tombé amoureux, d’un grimoire du XVIe siècle, alors qu’une sale trogne de soudard la poursuivait. Il avait claqué la couverture au nez de la brute qui avait grommelé le reste de la nuit. De mémoire de bibliothécaire, c’était la première fois qu’un personnage sortait d’un livre pour prendre forme humaine !
Le vieil homme se sentait rajeunir. Toujours d’humeur égale, elle époussetait les livres et mettait de l’ordre dans ses fiches. À ceux qui s’étonnaient de sa présence Aristide répondait que Blanche, sa nièce, était venue d’Arles pour découvrir la capitale. Elle devint en peu de temps la confidente de bon nombre d’habitués et bientôt, plus personne ne posa de question.
Un matin, de la réserve, elle entendit les échos d’une altercation. Un homme fort mécontent prétendait que certains chapitres étaient incomplets ! Cet incident contraria fortement Aristide, ces affirmations recoupaient les propos fort surprenants qu’un voisin lui avait tenus. Il réalisait l’ampleur de ce qu’il avait provoqué.
 
LISON
 
Au ronflement du 1000 kg Renault, son regard plongea dans la rue. Il reconnut le camion de Lison. Impossible de se tromper avec ses plaques indiquant « Antiquaire » de chaque côté. Il n’avait jamais réussi à savoir si elle était brocanteuse ou antiquaire, voire égyptologue, car elle avait pour l’Égypte ancienne une passion qui lui donnait la capacité de prendre des risques insensés aux quatre coins du monde.
Quelqu’un l’accompagnait, un homme corpulent qui tira un brancard du camion puis y déposa un beau sarcophage. Léo éprouva soudain un malaise. Dans le halo des réverbères, au milieu de cette nuit insolite, l’ambiance qui émanait de ce spectacle conditionnait ses perceptions. Parfois, il avait des flashes et cette nuit-là, ce fut Lison enveloppée de bandelettes. Elle l’aperçut et lui fit signe de descendre. Tant que les deux étages les séparaient, il n’était pas inquiet, mais déjà, il aurait pu jurer qu’un gros mensonge se profilait derrière ses yeux angéliques. Ça sentait furieusement l’arnaque. Lison l’effrontée avait la faculté de calculer jusqu’où il lui était possible d’aller, en dévisageant simplement ses interlocuteurs. Elle savait être persuasive, malheur à ceux qui l’approchaient de trop près ! Elle était de celles à qui l’on ne s’octroie pas le droit de dire : Non !
Léo ouvrit la porte, il faisait entrer la louve dans sa bergerie. De son sourire en forme de petit ruban rose enroulé autour d’une boîte de chocolats ne s’échappa pas « Bonjour ! » mais « Peux-tu me garder ce sarcophage dans ta salle à manger ? Tu es trop chou ! » Elle avait des accents de sincérité à vous nouer l’estomac. Cela n’empêcha pas Léo de penser : Trop chou égal trop con, écoute ton intuition !
 
DE L’AUTRE CÔTÉ DES BARBELÉS
 
Ce jour-là, l’ouvrage qu’il tira d’un rayonnage avait une couverture de cuir marquée aux armoiries de sa famille et une odeur désagréable de papier jauni. Il s’installa à la table d’acajou sous la lumière blanche de la lampe et commença la lecture de ce qui lui semblait être un journal car le texte était manuscrit :
Moi, Athanase de Crégy, je sais voyager entre rêve et réalité et quiconque lira ces lignes pourra y être entraîné.
Suivaient, dans un français ancien, des explications astronomiques et métaphysiques qu’il trouva confuses mais aussi énigmatiques car très éloignées des connaissances du XXe siècle. Il continua cependant :
Aujourd’hui, 21 novembre 1783, le soleil de Louis, fripé, peine à se gonfler malgré les efforts des compagnons mis à sa disposition. Pourtant, Pilâtre de Rozier met du cœur à l’ouvrage. Il échange, je crois même, des propos acerbes avec le marquis d’Arlandes qui lui reproche un manque de main-d'œuvre pour permettre à la gigantesque montgolfière et aux hommes qui sont dans sa nacelle de prendre de l’altitude. Il a été prévu que le voyage durerait vingt minutes.
Puis son ancêtre racontait que, tout d’abord dans un étonnement silencieux puis soudain sous les ovations, la montgolfière s’élevait dans les airs. Prenant ce spectacle comme une parenthèse, il reprenait le cours de ses écrits homériques. À cette lecture, Anthelme eut la confirmation que la réputation de sa famille n’était pas usurpée.
 
DE SAIGON À LA BAIE D’ALONG
 
Sur la chaussée, ses souvenirs miroitaient au centre d’une flaque irisée. Tout lui revenait lentement : la remontée du canal de Suez, les coloniaux replets imbibés de Fine Napoléon, les chauffeurs de maîtres qui offraient avec déférence leurs services à ce jeune officier émerveillé d’avoir basculé dans un monde dont pourtant, il ne partageait pas tous les délices. Tout était artificiellement beau, des couchers de soleil surréalistes donnaient l’aubade à des levers magiques qu’Ange-Dominique croquait avec ferveur, consommant ainsi pleinement sa passion pour la peinture. Son âme se liquéfiait dans ces instantanés que la photo ne sait restituer. Ces brefs moments de quiétude voilaient l'ouragan qui se profilait à l’horizon. Le destin commençait à frapper les trois coups d’un dernier acte chancelant ; le fléau de la balance s’inclinait du mauvais côté dans l'indolence la plus totale. Gonflé des certitudes de ceux pour qui le plaisir se nichait dans des privilèges qui coulaient de source, le colonialisme s’affaissait sur lui-même, comme de gros nuages d’altitude après l’orage. Cette dépression avait un nom, Diên Biên Phú, et ses conséquences firent basculer des acquis fragiles dans la plus sordide réalité.
 
ANGUS
 
L’hiver n’en faisait qu’à sa tête, un vent glacial tailladait les chairs de ses lames effilées ; Angus aurait dit qu’il était trop long s’il n'avait eu sa bonne femme de neige, cet éphémère conglomérat de particules de glace, future victime du printemps. Elle occupait la médiane de son petit jardin étouffé par des immeubles qu’aurait sûrement reniés Haussmann. Il l’avait appelée Bianca, comme sa femme qui l’avait quitté par manque de persévérance. Elle était devenue partie intégrante
d’un moi caché entre une pensée débridée et des souvenirs incrustés et bâtards. Tout cela n’avait rien de réconfortant, Angus était bien seul.
Ce matin-là, il rechargea sa batterie pour la énième fois. Il se pencha à la fenêtre et dégagea délicatement un faucheux ; Angus ne tuait pas les araignées, elles jouissaient de tels privilèges qu’il était difficile de se déplacer dans la maison. Le ciel s’éclaircissait, il voulait partager avec Bianca leur petit territoire de silence. Il avait cru la voir bouger. L’immaculée avait-elle une vie ? Il n’y a pas de vie dans un être de glace, c’est absurde ! Comme tous mes rêves ! pensa Angus qui n’avait rencontré quiconque pour les partager. Qu’avait-il de plus ou de moins ? Il ressentait un tel besoin de dépouillement qu’il avait fini par s’interdire l’usage de la parole : plus de questions, plus de réponses. Il rêvait d’un monde où l’on communiquerait avec les yeux, un haussement de sourcil pour ceci, un battement de paupière pour cela… pas vraiment un langage ! Avait-il raison de vivre ainsi ? Il n’y avait pas de réponse. Il regrettait encore le jour où il avait rompu son silence, un spectacle de soi que l’on veut oublier. La détresse d’une bête blessée au centre de la meute… un pantin désarticulé les pieds pris dans la neige qui enfonce… il ne recommencerait pas.

 
LA DAME AU CHAT NOIR
 
C’est en pénétrant dans son atelier qu’il réalisa l’évolution de son mal. Il ferma les yeux pour s’habituer à la pénombre ; il en avait gardé le souvenir d’un lieu coloré, tout était devenu pastel et terne. Il spécula sur l’idée généreuse qu’il avait abusé du soleil de l’Orient, certaines ivresses sont fatales. Sa lumière des délices s’éteignait lentement de l’intérieur.
Il comprenait maintenant ce qu’il avait gaspillé autrefois, ce temps que l’on brise en éclats de frivolité, ces choses précieuses que négligemment l’on repousse du bout du doigt. Ses pires ennemis étaient au plus profond de lui, il avait été le jouet du temps ; sans s’en apercevoir, sa passion, la peinture, l’avait absorbé. L’âge lui avait apporté la sagesse mais aujourd’hui, sa vue l’abandonnait et ses mains, instruments miraculeux de sa créativité, refusaient de réagir. Sa mémoire projetait ses œuvres sur l’écran noir de ses paupières, commandes de princes et de doges, ses mécènes. Souvent des portraits. Un seul l’obsédait, celui de sa femme ; elle avait seize ans quand elle avait posé pour lui, appuyée contre une stèle, un bouquet d’iris mauves et jaunes pour rehausser la pâleur de son teint ; elle n’avait pas la blondeur légendaire des Vénitiennes. Un gros chat noir couché à ses pieds scrutait le spectateur. Un grand moment d’émotion.
Le jour suivant, il trouva la force de plonger ses pinceaux dans une huile de sa composition pour qu’ils ne se dessèchent pas ; un geste symbolique car des voiles crépusculaires alourdissaient déjà sa vue comme le tomber de rideau de l’acte final de sa vie. Ce fut la dernière fois que mains et pinceaux convolèrent en justes noces. « Lorsque larmes et rires s’unissent, tout finit par disparaître. » dit un vieux proverbe…
Ce livre est édité par - Alain Daumont
206 pages — Format : 15 x 23 cm
 

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Édition papier brochée : 19 €
ISBN 978-2-9171-0572-6
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